Estudos Sociedade e Agricultura

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Bruno Jean

Les territoires ruraux dans la modernité avancée et la recomposition des systèmes ruraux


Estudos Sociedade e Agricultura, 18, abril, 2002: 5-27.

Resumé: (Les territoires ruraux dans la modernité avancée et la recomposition des systèmes ruraux). Depuis une bonne vingtaine d’années, la question rurale se pose avec une insistance particulière. Les mass-média se font l'écho d'une opinion publique qui, sur cette question rurale, véhicule deux idées diamétralement opposées: un inévitable déclin et une surprenante renaissance. Pour nous, cette double image inversée et paradoxale fait partie de la réalité comme les deux faces d'une même pièce de monnaie. Dans notre texte, nous allons d’abord commenter ces mutations du monde rural contemporain en montrant que si la différenciation rurale-urbaine s’estompe en bien des endroits, une nouvelle différenciation au sein d’une ruralité devenant plurielle émerge. Dans un second temps, nous allons proposer une interprétation de l’évolution du discours sur la ruralité avec le passage de la modernité naissante à la modernité avancée, tant le discours sociologique que le discours social et politique. On pourra alors montrer, dans une autre étape, que cette mutation dans le discours participe d’une mutation du paradigme interprétatif dominant des dynamiques rurales. Finalement, nous évoquerons des travaux de recherche en cours qui tente de rendre compte des processus de restructuration rurale ou la recomposition socio-territoriale des espaces ruraux.

Mots-clé: ruralité, territoires ruraux, post-modernité, representations.

Abstract: (Rural territories in advanced modernity and the recomposition of rural systems). For twenty years, the rural question has continued to be posed with peculiar insistence. The mass-media, echoing public opinion, circulates two diametrically opposed ideas: inevitable decline and a surprising renaissance. In this article we discuss the changes in the contemporary rural world showing that if in many ways the rural-urban dichotomy no longer holds a new pluralist differentiation of the rural is emerging. We, then, propose an interpretation of the evolution of discourses on rurality with the shift from an emerging to an advanced modernity, focusing on both sociological, and social and political discourses. In the third section, we try to demonstrate that these changes in discourse are part of a mutation in the dominant interpretative paradigm of rural dynamics. Finally, we refer research in process on rural restructuring or the socio-territorial re­composition of rural spaces.

Key words: rurality, rural territories, post-modernity, representations.

Bruno Jean est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en développement rural, Université du Québec à Rimouski.


Depuis une bonne vingtaine d’années, la question rurale se pose avec une insistance particulière. Les mass-média se font l'écho d'une opinion publique qui, sur cette question rurale, véhicule deux idées diamétralement opposées: un inévitable déclin et une surprenante renaissance. Ce paradoxe cohabite aussi chez les leaders ruraux qui adhèrent à l'une ou l'autre de ces deux représentations actuelles de la ruralité. Dans les milieux scientifiques, la littérature récente montre que, là encore, ces deux visions coexistent et y recrutent même leurs plus ardents défenseurs. Pour nous, cette double image inversée et paradoxale fait partie de la réalité comme les deux faces d'une même pièce de monnaie.

La question rurale se dédouble en deux questions distinctes: une question scientifique et une question pratique. Sous l’angle scientifique, c’est la notion même de ruralité comme catégorie signifiante qui est en cause. La ruralité, à l’aire de la modernité avancée, est-elle encore une réalité tangible et signifiante? L’homogénéisation entre les milieux ruraux et urbains n’a-t-elle pas rendue caduque la vieille distinction entre urb et rur? Pourtant, de nouveaux mécanismes de construction sociale de la ruralité en catégorie spécifique et efficiente du discours et de l’action laisse penser que le rural n’est pas disparu avec la modernité avancée; le défi de la démarche scientifique est alors de proposer une caractérisation adéquate cet objet qui est, comme tant d’autre, une production sociale.

Par ailleurs, la ruralité après avoir été banalisé dans le discours politique ou encore représentée avec d’autres catégories discursives comme la régionalité ou l’urbanité diffuse, redevient objet de sollicitude des pouvoirs publics comme de la plus vaste opinion publique. Comme si la prétendue fin du rural, ou d’un certain rural en fait, provoquait une prise de conscience et des velléités d’action en faveur d’un soutien au développement des milieux ruraux. Plusieurs pays se sont d’ailleurs donné récemment des politiques rurales spécifiques, laissant donc entendre qu’il y a là une réalité face à laquelle des interventions sont possibles, souhaitables, nécessaires. En ce début du XXIe siècle, après le formidable développement des villes et l’urbanisation des modes de vie qui ont caractérisé le XXe siècle, voilà que la ruralité semble promise à une attention plus grande dans le prochain siècle. Il est fort probable que ce qui était, il n’y a pas si longtemps encore, jugé comme un trait secondaire de la ruralité, soit le rapport particulier qu’entretient la ruralité avec ce qu’on appelle maintenant l’environnement, en soit maintenant une caractéristique majeure. La ruralité comme un environnement à protéger ou à mettre en valeur s’inscrit alors dans une problématique qui concerne tout la société et pas seulement les ruraux.

La ruralité a donc changé.... mais elle perdure. Ce qui a davantage changé, avec la montée de la sensibilité environnementale, c’est le regard des sociétés de la modernité avancée sur sa propre ruralité. [1] Dans les pages qui suivent, nous allons d’abord commenter ces mutations du monde rural contemporain en montrant que si la différenciation rurale-urbaine s’estompe en bien des endroits, une nouvelle différenciation au sein d’une ruralité devenant plurielle émerge. Dans un second temps, nous allons proposer une interprétation de l’évolution du discours sur la ruralité avec le passage de la modernité naissante à la modernité avancée, tant le discours sociologique que le discours social et politique. On pourra alors montrer, dans une autre étape, que cette mutation dans le discours participe d’une mutation du paradigme interprétatif dominant des dynamiques rurales. Finalement, nous évoquerons des travaux de recherche en cours qui tente de rendre compte des processus de restructuration rurale ou la recomposition socio-territoriale des espaces ruraux. Cette démarche s’appuie repose sur une approche constructiviste couplée avec un souci de repérage empirique des systèmes ruraux, dans le sens de la notion de “système rural” développé par un groupe d’étude sur le systèmes ruraux durables de l’Union géographique internationale.

Nous voudrions ici proposer une interprétation de l’évolution des différents discours (sociologique, social et politique), évolution des représentations qui réclame une évolution dans la théorie et surtout une nouvelle méthodologie pour bien rendre compte de la. Mais avant d’aborder ces questions, nous ferons état de quelques considérations sur l’ampleur des mutations rurales récentes et leur compréhension.

Une ruralité qui bouge, qui change... mais qui perdure

La ruralité d’autrefois était soit fortement homogène sur le plan culturel et économique, soit différenciée en quelques types facilement repérables. Dans la première moitié du siècle par exemple, on pouvait dire du Québec rural qu’il correspondait à un semis de paroisses plus ou moins semblables les unes aux autres; d’autres observateurs mettaient l’accent sur la différenciation entre les vieilles paroisses riveraines du Saint-Laurent avec une culture agraire profonde, et les nouvelles paroisses de colonisation où se formait un nouveau type social: le colon qu’on opposait à l’habitant des basses terres.

Mais les espaces ruraux ont été le théâtre de profondes transformations au cours des cinq dernières décennies. Dans l’immédiat après-guerre, des bouleversements considérables ont affecté une agriculture et une foresterie qui avaient traditionnellement caractérisé le travail en milieu rural et fondé la rationalité de l’occupation du territoire. Rapidement, le nombre de fermes et la population agricole ont fondu sous les effets conjugués d’une concentration des exploitations (les fermes commerciales devenant de plus en plus grandes, capitalisées) et d’une concentration spatiale de l’agriculture (déprise agricole, recul des superficies cultivées, voire disparition de l’agriculture dans maintes localités). De même, la professionnalisation et la mécanisation du travail et des opérations en forêt, la surexploitation ou le déplacement des sites d’exploitations toujours plus loin, ont contribué sinon à faire disparaître la vocation forestière de nombreuses communautés, du moins à réduire considérablement le nombre d’emplois associés à cette filière économique.

Or, toutes ces transformations en milieu rural se sont déroulées pendant une période d’explosion démographique (le baby-boom) et de croissance générale de l’économie industrielle et urbaine (les Trente glorieuses, i. e. 1945-75). Pour la population rurale, de plus en plus mobile avec la généralisation de l’automobile et pénétrée de valeurs urbaines avec le développement de la consommation et des médias de masse, il en a résulté un élargissement de l’éventail des possibilités individuelles. Pour les jeunes ruraux, la décision d’émigrer devenait alors irrésistible dans ce contexte économique partout ailleurs favorable.

Dans les dernières décennies, ce fut ensuite la tertiarisation de l’économie qui a modifié la structure spatiale des économies rurales, c’est-à-dire la composition et la répartition des équipements de l'offre commerciale et des services publics. Elle a poussé plus avant un processus de concentration des fonctions tertiaires, une différenciation des espaces ruraux entre petites villes et gros villages en croissances d’un côté, et petites localités en déclin sévère de l’autre. Elle a favorisé en quelque sorte une érosion différentielle de la population rurale.

Pourtant, la ruralité perdure, elle n’a pas disparu avec la modernité. Et pas moins du quart de la population du Québec (le tiers de Canadiens) continue de faire l’expérience quotidienne des deux plus robustes critères définissant la ruralité selon nous: un type particulier de rapport à l’espace redevable à la faible densité de population (la mobilité, critère géographique), et un type particulier de sociabilité redevable à la faiblesse des effectifs démographiques (l’interconnaissance, critère sociologique).

Bien sûr, des milieux ruraux sont encore en déstructuration ici, mais d’autres sont en pleine croissance ailleurs. Ils peuvent être toujours basés sur les ressources primaires ici, ou exportateurs de haute technologie ailleurs. De fait, la ruralité offre aujourd’hui des visages nombreux et singuliers, et les statistiques montrent depuis une dizaine d’années, à côté des cas de localités en décroissance continue de population, quantité de cas de stabilisation démographique, voire de reprise de la croissance. Pour reprendre une expression forte de Jean Renard parlant de la ruralité dans la France de l’Ouest, “tout bouge mais rien ne change”, il faut plutôt dire que tout bouge, tout change mais ce qui ne change pas, c’ est la ruralité elle-même comme réalité sociale dont il faut comprendre les “habits neufs” à l’ère de la modernité avancée.

 

Les habits neufs de la ruralité: une réalité mal comprise

Pendant longtemps, les études rurales se sont attardées à comprendre les écarts de développement entre les espaces ruraux et urbains. Plusieurs travaux ont montré une réduction des disparités entre ces milieux tant au niveau des modes de vie que des conditions de vie (revenu, emplois, etc.) alors que d’autres recherches ont illustré des différences persistantes.

Pour nous, sans juger la pertinence de ce genre de travaux, ce qui représente un trait décisif de l’évolution de la ruralité des trente dernières années, c’est un accroissement des différenciations internes de la ruralité elle-même, plus significatif pour comprendre la ruralité dans la modernité que l’épineux exercice d’opposer en bloc le rural à l’urbain.

Nous acceptons l’idée selon laquelle, à maints égards, le rural et l'urbain présentent dans l’ensemble de moins en moins de différences notables, et que la traditionnelle et commode opposition ville/campagne est de moins en moins pertinente pour comprendre la ruralité dans la modernité avancée. Car non seulement la ruralité québécoise n’est pas unidimensionnelle et homogène sur le vaste espace habité, mais nous croyons même que sa diversité est l’un des aspects les plus mal maîtrisé et qui souffre le plus d’une actualisation des connaissances.

Le défi scientifique des études rurales à présent, c’est même de construire une nouvelle typologie des territoires ruraux capable de rendre compte de ce processus historique de diversification socio-spatiale de la ruralité (ruralité agro-industrielle, forestière, touristique, de villégiature, péri-urbaine résidentielle, etc.). Car le problème général est le suivant: il existe peu de synthèses d’envergure sur ce phénomène de recomposition des systèmes ruraux pouvant rendre intelligibles les nouvelles réalités rurales (par exemple: milieux en véritable déstructuration, milieux essentiellement agricoles prospères mais sous-peuplés, milieux forestiers stagnants, milieux agro-forestiers de plus en plus touristiques, localités rurales en croissance du fait de leur polarisation des activités commerciales et de services, etc.).

À défaut de celles-ci, chercheurs, acteurs du milieu rural et grand public doivent se contenter trop souvent d’un discours de lieux communs sur la ruralité (par exemple: persistance de la confusion entre les termes “rural” et “agricole”, méconnaissance des communautés forestières non perçues comme rurales alors que la ruralité forestière est pourtant le lot de la plus grande partie du Québec rural, etc.). Nous croyons enfin que la préoccupation à l’égard de la persistance et des transformations de la ruralité, la demande d’une telle vision renouvelée des réalités rurales, répond autant à une exigence théorique qu’à une demande sociale, celle exprimée par les ruraux eux-mêmes.

Graphique: La diversité du rural est plus importante et davantage pertinente que opposition rurale-urbaine pour comprendre ruralité contemporaine.

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Source: graphique inédit de Stève Dionne, UQAR.

 

Les ruralités sont si diversifiées et singulières que les moyennes rurales ne représentent plus rien qu’elles-même. Une moyenne rurale est souvent un “centre de gravité théorique”, un point au centre géométrique seulement d’une série de “nuages de localités” (voir le graphique plus haut) formant autant de types ruraux, certains types pouvant même présenter plus de ressemblances, de proximité avec des types urbains qu’avec d’autres types de ruralité. Par exemple, la ruralité péri-urbaine est plus proche de la banlieue résidentielle urbaine que de la ruralité forestière périphérique, même si elle conserve avec la seconde l’étiquette “rurale”.

 

L’évolution des discours sur la ruralité de la modernité naissante à la modernité avancée

Avec le passage non pas à une prétendue post-modernité mais à ce que Antony Giddens appelle la modernité avancé, les représentations antérieures de la ruralité deviennent plus claires, plus saisissables. Au risque de la simplification abusive, nous avons tenté de faire une cartographie conceptuelle de ces grandes représentations dans trois types de discours: le discours sociologique, le discours social et finalement le discours politique.

Le discours sociologique

Dans le cas du discours sociologique, il est apparu nécessaire de distinguer entre la tradition intellectuelle européenne et la tradition nord-américaine. Dans cette dernière, c’est sans soute le concept de folk society qui caractérise le plus la pensée sociologique sur la ruralité à l’ère de la modernité. Le monde rural est pour Robert Redfield une folk society, une société traditionnelle. Avec la généralisation de la modernité, ces folk societies sont appelés à devenir autre chose, soit disparaître, soit devenir des sociétés urbaines. On retrouve ici le grand paradigme sociologique de l’évolutionnisme où la ruralité, associée au passé, à la tradition, est destinée à disparaître avec la modernité. Il faut ajouter ici que ce concept tire en partie son origine de la distinction entre la Gemenschaft (communauté) et la Gessellschaft (société) de l’allemand Ferdinand Tonniës.

Dans la variante européenne du discours sociologique, on ne retrouve pas cette idée de ruralité comme une société traditionnelle, voir pratiquement primitive, destiné à disparaître. Ces traits sont bien sûr régulièrement évoqués mais ce qui semble dominer l’analyse sociologique, c’est l’association entre le rural et la paysannerie, avec les notions de sociétés paysannes, de communautés paysannes. Une société paysanne est une société complexe, organisée, mais selon des modes de régulation qui sont mis à mal avec la modernité et qui disparaissent complètement avec la modernité avancée. C’est cette variante européenne qui va donner une couleur décisive à la sociologie rurale comme une sociologie d’un groupe particulier, les paysans, qui dominent effectivement les sociétés agraires d’autrefois, devenus des agriculteurs inscrits dans des rapports marchands dans les sociétés modernes. Nous hériterons de cette histoire intellectuelle d’une sociologie rurale qui est pratiquement dédiée à l’étude des transformations d’un seul secteur socio-économique de la ruralité, l’agriculture; avec la modernité, cela devient gênant car l’agriculture n’est plus une activité dominante dans son propre espace, son propre environnement.

La place nous manque ici pour expliquer les fondements de cette conception relativement différenciées mais dont la construction renvoie très certainement à des histoires et des identités assez différentes. Pas étonnant que le concept de société paysanne soit européen, l’Amérique du Nord comme du Sud probablement n’ayant pas fait l’expérience de telles sociétés paysannes. Par ailleurs, la notion de folk society ne pouvait apparaître que dans une société tout entière vouée à une entreprise de modernisation urbanisante devant alors fait apparaître la ruralité comme un anachronisme. Si cette différenciation entre une sociologie rurale américaine et européenne, pour ne pas dire étatsunienne et française, est intéressante, l’évolution du discours sociologique avec l’entrée des sociétés modernes dans la post-modernité l’est encore plus.

Du coté américain, la représentation dominante du rural dans la littérature en sciences sociales est très nettement celle de “non metropolitan area.” Un rapide coup d’œil dans les articles d’une revue comme Rural Sociology ou dans les titres des communications de la Rural Sociology Society depuis plus de vingt ans en témoigne avec éloquence. La ruralité qui intéresse les chercheurs “ruralistes” [2] américains est celle qui concerne les populations vivant dans ces espaces, ces territoires en dehors des métropoles, des grandes villes et de leur aire d’influence. La représentation du rural, de social avec la folk society devient une représentation fortement spatiale avec le “nonmetropolitan”.

Graphique: L’évolution du discours sociologique, social et politique dominant avec le passage de la modernité naissante à la modernité avancée

Discours sociologique

(Américain)

 

Discours social

Discours politique

 

(Européen)

 

 

Dans la modernité naissante

Ruralité =

folk societies

Ruralité =

communautés

paysannes

La ruralité est traditionnelle dépassée et en retard

Modernisation (Aménagement rural)

Dans la modernité avancée

Ruralité= régions

non-métropolitaines

Ruralité =

environnement

Rural = paysage

naturel et environnement

Préservation

(Développement durable)

 

Dans cette représentation, les maillons inférieurs de la hiérarchie urbaine sont aussi associées au rural. Dans plusieurs universités, on voit des centres de recherche ruraux où l’objet est défini comme le “Rural and Small Towns”. Un telle conception a l’avantage de nous rappeler l’importance de la dimension écologique ou environnementale des milieux de vie; vivre dans un milieu fortement urbanisé ne signifie la même chose que vivre en campagne ou dans une petite ville qui en est son émanation directe. Par contre, elle élude plusieurs problèmes théoriques sur le statut de la ruralité dans la modernité avancée; généralement, cette sociologie rurale américaine est plutôt une sociologie descriptive des problèmes sociaux des populations vivant dans les milieux non-métropolitains.

Pendant ce temps, on a vu le discours sociologique européen glisser progressivement vers le rural comme environnement. [3] Le nouveau champ des études environnementales a été passablement investi par les “ruralistes”. Et la dimension environnementale, et en ce sens la différenciation avec l’évolution de la pensée sociologique ruraliste américaine n’est pas si diamétralement opposée, prend une importance particulière. Cette sociologie rurale européenne, après s’être longuement intéressée à l’urbanisation des campagnes, un thème de recherche majeur qui va d’ailleurs provoquer une crise au sein même des études rurales, rappelle maintenant que la seule dimension écologique pèse de tout son poids. Le cadre de vie devient une sorte de variable décisive, discriminante. Et comme le dit si bien Marcel Jollivet, les ruraux redeviennent dans ce contexte des acteurs sociaux importants car la tâche de la protection de la nature se joue principalement en campagne. Bien plus, la protection de l’environnement est devenu un enjeu central, qui intéresse toute la société. Une chose si importante ne peut pas la laisser au bon vouloir des seuls ruraux, pas toujours capables de prendre les bonnes décisions en cette matière devenue d’intérêt pour l’ensemble de la société.

Ce qui est commun à cette évolution du discours sociologique sur la ruralité avec l’entrée de nos sociétés dans la modernité avancée, c’est qu’il semble y avoir un consensus sur la disparition des sociétés rurales ou paysannes comme société globale. La ruralité subsiste mais on est devant un vide ou une hésitation pour la caractériser. On s’est rabattu sur la dimension spatiale ou environnementale. Cela me semble une position à la fois intéressante en ce qu’elle redonne une place à la nature, à l’environnement dans la théorie sociologique, une nécessité comme le souligne si bien les travaux de Bernard Kalaora. [4] Pour plusieurs spécialistes des études rurales contemporaines, voilà une nouvelle chance pour les campagnes. Car au moment où on doute que la ruralité certains caractères socio-économiques distincts, la définition de la campagne comme environnement la promet à une nouvelle sollicitude des pouvoirs publics tout en rappelant l'urgence d’une approche interdisciplinaire élargie conviant les sciences naturelles et les sciences sociales dans l'étude commune des réalités rurales et des questions relatives à son aménagement. Un nouveau défi pour les sciences sociales se trouve ainsi lancé, celui de replacer la nature dans une théorie de la société. Mais cette position est un peu faible car ce repli vers une géographie déterministe, rejetée par la géographie contemporaine, laisse entière la question d’une solide construction de la ruralité de la modernité avancée un objet sociologiquement construit.

Le discours social

Le discours social dominant se transforme aussi avec le passage de la modernité à la modernité avancée. Bien qu’il soit téméraire de penser qu’il y ait un seul discours social dominant sur le monde rural, contrairement au discours sociologique où nous avons distingué deux paradigmes, ici nous n’en présentons qu’un seul sachant qu’une analyse plus approfondie de ses variantes en ferait peut-être apparaître d’autres. A l’époque de la modernité naissante, en gros durant la période suivant l’Après seconde guerre mondiale, la ruralité apparaissait comme un monde qui n’avait pas encore atteint le stade de la modernité caractérisée par la pensée rationnelle, l’urbanisation et l’industrialisation. Le monde rural était donc un monde en retard, traditionnel et dépassé en quelque sorte.... un anachronisme qu’il devra s’ajuster avec le temps par une nécessaire urbanisation des campagnes déjà annoncée par les intellectuels.

Cette dualité rurale – urbaine, repensée comme la dichotomie traditionnelle – moderne faisant écho au discours sociologique avait quelque chose de réconfortant. La pensée duale est certes réconfortante surtout si a la certitude qu’on est dans le bon camp. Le moderne urbain l’était d’autant plus qu’une ruralité traditionnelle tardait à disparaître, survivait ça et là au sein de sociétés devenues modernes et urbaines, et confortait donc cette identité nouvelle. La “rencontre de ces deux mondes” [5] permettait donc à chacun de s’identifier car on sait bien que le processus de construction de l’identité sociale se fait tout autant par la mesure des différences dans l’opposition à l’autre que dans l’affirmation forte d’une appartenance ou d’une référence commune.

Cette posture de la pensée sociale reproduit le même dilemme que celle de la pensée sociologique; si le rural est dépassé, comment peut-on être rural à l’ère de la modernité et plus encore à l’ère de la modernité avancée ? Avec la modernité, la ruralité est condamnée; faisant écho à certains classiques de la littérature sociologique, annonçant pourtant la fin d’une certaine ruralité et non de la ruralité comme telle, la pensée sociale dominante est incapable de penser le rural dans la modernité. La ruralité va soit disparaître, soit être intégré dans le monde moderne en devant des espaces urbanisés mais un degré plus faible sur le gradient de l’urbanisation modernisante. Pourtant, le monde rural, dans une société urbaine, ce n'est pas un espace en attente d'urbanisation ou de désertification; c'est un territoire avec vie socio-économique spécifique et difficilement réductible aux dynamiques urbaines.

Mais avec l’avènement de la post-modernité mieux nommé modernité avancée selon les termes de Giddens, il s’est produit un curieux renversement de perspective. Cette monde rural un tantinet traditionnel et passéiste a été assez rapidement l’objet d’une survalorisation par les masses urbaines y découvrant là un monde de l’authenticité. Le rural est toujours le monde du commencement, des origines, celui sur lequel il faut revenir lorsque qu’une forte perte de sens se produit, ce qui fût le cas avec le passage à la modernité avancée. Au Québec, durant la décennie soixante-dix les départements d’études des “arts et traditions populaires” (ethnologie) ont été envahi par les jeunes générations d’étudiants issus des nouveaux quartiers urbains. Les séries télévisées les plus à la mode étaient celles mettant en vedette ce rural traditionnel. En France, rappelons le grand mouvement de retour à la nature post soixante-huitards, qui participe d’une crise de la civilisation urbaine moderne.

De manière plutôt inattendue, c’est du côté de l’écologie et de la nouvelle pensée sociale environnementaliste que va se former une autre identité de la ruralité prenant en compte les images survalorisantes qui circulent déjà et à la ruralité une signification forte, utilitariste et pratiquement post-moderne, soit la ruralité comme un environnement à protéger, à défendre ou comme environnement capable de contribuer au ressourcement des populations urbaines qui vont s’y reposer dans le cadre du tourisme vert, des migrations pendulaires ou saisonnières, du tourisme vert et de ses nouvelles activités récréo-touristiques. La question de l'environnement qui prend une place prépondérante dans les débats sociaux actuels pèse lourdement dans les évolutions à venir des espaces ruraux. Car, dans les équations citadines habituelles que nous révèlent les sondages d'opinion, l'environnement, c'est la nature, et la nature, c'est la campagne. Cette préoccupation collective pour l'environnement fait en quelque sorte irruption dans l'espace rural et le fait apparaître sous un jour nouveau. Il faut d'abord démontrer le caractère réducteur d’une telle équation; la campagne, par les actions séculaires d'aménagement des collectivités humaines, est loin d'être aussi “naturelle” qu'il y parait vue de loin, vue de la ville.

Le discours politique

Il ne faudrait pas s’attendre à ce que le discours politique soit très éloigné des deux précédents discours car le propre du ce type de discours est de continuellement tenter de faire une synthèse entre le discours savant, scientifique et le discours populaire, quotidien. Le discours politique est aussi, par définition, un discours réducteur. Par ailleurs, il faut aussi relier le discours politique à l’action car, comme on le constate souvent, le politique est souvent tenté de sublimer dans un inflation discursive son inaction sur le plan de l’action. Et cela est en bonne partie vrai avec la question rurale, objet de discours mais rarement objet d’une politique rurale avec des objectifs clairs et des moyens d’intervention conséquents.

Selon nous, le discours politique à l’époque de la modernité naissante est un discours qui va dans le sens des idéologies dominantes de la ruralité. Il en résulte un discours fortement modernisateur qui identifie une tâche de l’État, celle de contribuer à “l’aménagement rural”. Avec le passage à la modernité avancée, le discours politique emboîte le pas dans le sillage du discours social et il professe son intention de développer des formules appropriées de “développement durable” des campagnes. La velléités de modernisation font place à celles d’une préservation des territoires et des communautés rurales vues pratiquement comme des zones sinistrées ou des espèces en voie de disparition nécessitant la sollicitude des pouvoirs publics pour assurer la pérennité de ces milieux socio-économiques fragilisés.

Le discours aménagiste de l’État (à son épogée durant les décennies soixante te soixante-dix) applique à la ruralité la même vision que dans d’autres domaines où les gouvernements se considèrent subitement légitimés d’intervenir dans de nombreux domaines de la vie sociale et économique. De plus, ce discours technocratique est un discours qui ne doute, qui repose sur les dernières vérités de la démarche scientifique et technique, un discours proposant des actions qui vont nécessairement donné les résultats escomptés en terme d’un aménagement rural assurant aux campagnes un rattrapage pour attraper le train de la modernité qui est déjà en cours. Plusieurs images ont été proposé pour décrire ce modèle d’action de l’État; on parlé de l’État entrepreneur qui va d’ailleurs se substituer en un État accompagneur, facilitateur, partenaire, dans l’ère de la modernité avancée où le discours étatique est moins certain de lui-même moins triomphaliste. Car la préservation des milieux ruraux devient l’affaire de tout le monde, et non la sienne propre.

 

L'évolution des paradigmes interprétatifs: de l'intégration des campagnes à la recomposition socio-territoriale ou la restructuration rurale

Si on pousse plus avant notre analyse des discours sociologiques pour tenter de mettre au jour les paradigmes interprétatifs proposés pour comprendre les mutations du monde rural à l'ère de la modernité, nous voyons apparaître un changement de paradigme qui touche l'ensemble de la pensée sociologique sur la ruralité. Et ce changement de paradigme n'est pas effet sur l'évolution de la pensée sociale et politique à propos de la réalité rurale.

À l'époque de la modernité naissante, peu importe les représentations sociologiques du rural, un consensus a été rapidement établi sur le modèle interprétatif des dynamiques rurales [6] . Les transformations du monde rural s'expliquent par un seul phénomène, une seule cause, un seul facteur: l'intégration des économies et des sociétés rurales dans l'économie et la société moderne. Avec cette intégration, les campagnes qui accédaient à la modernité étaient marginalisées et perdaient la maîtrise de leur destiné qui dépendait alors du pouvoir économique et politique. L'École française de sociologie et d'économie rurale a trouvé sa cohérence avec un tel modèle interprétatif des évolutions rurales qui était cohérent autant avec la pensée de l'économie politique marxiste qu'avec celle de l'économie libérale qui dominait alors la sociologie rurale américaine. À droite comme à gauche, on s'entendait alors sur une telle vision déterministe et pour anticiper une nécessaire modernisation des campagnes qui passait par leur intégration dans la société moderne.

Comme on l'a vu, ce paradigme laissait entier la question du statut de la ruralité dans la modernité avancée, si on peut dire. Il a bien fallu se rendre compte que le monde rural ne disparaissasit pas avec la modernité; il se transforme, il est l'objet de mutations profondes. De là, la naissance d'une nouvelle approche interprétative, celle de la recomposition de la ruralité dont, en France, Bernard Kayser est certainement un des principaux initiateurs. Dans le programme de recherche comparative sur la ruralité entre la France de l'Ouest et le Québec dont Jean Renard a été un des animateurs, le livre synthèse de nos travaux porte clairement cette marque. [7]

La notion de recomposition socio-territoriale de ruralité permet aussi de dépasser le débat un peu trivial sur la prétendue fin ou persistance du rural dans la modenité avancée. Il devient alors clair que la rural change, se recompose dans ses propres modes d'existence et de régulation et que le véritable défi théorique, c'est bien celui de comprendre les nouveaux attributs de ruralité et comment elle existe au sein même des sociétés à l'ère de la modernité avancée. Contrairement au paradigme déterministe de l'intégration qui fait des ruraux des acteurs passifs qui subissent l'histoire, cette approche davantage “possibiliste" redonne aux populations rurales une capacité d'action des les processus complexes de recomposition socio-territoriale. Parmi de nombreux exemples allant dans ce sens, je retiens ici l'intitulé même d'une récente Journée Régionale de l'ARF, celle de 1997 à Toulouse: comment les ruraux vivent-ils et construisent-ils leur(s) territoire(s) aujourd'hui? [8]

Pendant que les “ruralistes” français trouvaient avec la notion de recomposition un cadre conceptuel utile pour comprendre les dynamiques rurales contemporaines, leurs homologues canadiens mettaient de l'avant le concept de “restructuration rurale” pour interpréter les mêmes dynamiques. Cette histoire intellectuel est intéressante car, venant de la sociologie rurale canadienne anglaise généralement ignare des travaux publiés en français, on peut donc soutenir qu'il s'agit de deux approches imaginées à même époque, allant dans le même sens, mais qui sont des constructions autonomes, indépendantes, sans influence mutuelle, mais qui vont pourtant dans le même sens. En effet, la littérature sociologique appartenant à ces deux univers de référence interprète les mutations rurales de même manière. Globalement, ces deux approches mettent l'accent sur la nécessité de comprendre comment la ruralité se recompose ou se restructure dans les sociétés contemporaines.

 

Une piste méthodologique pour comprendre la ruralité avancée: la notion de système rural et les modes de représentations de la ruralité

Nous avons entrepris récemment une étude qui veut attaquer de front une question difficile, soit celle de l’existence même de la ruralité à notre époque. Pour les uns, à l’ère de la post-modernité ou plus exactement de la modernité avancée, la ruralité est une sorte de survivance qui va se dissoudre complètement avec la généralisation des modes de vie post-modernes. Cette thèse de la fin du rural prétend donc qu’on assistera à une urbanisation des compagnes au point de parler maintenant d’urbanité rurale. Pour d’autres dont nous sommes, la période contemporaine ne signifie pas la fin du rural mais la fin d’un certain rural et il nous faut se donner de nouveaux outils théoriques et méthodologiques pour saisir et comprendre ce qu’est la ruralité dans la modernité avancée.

Une première hypothèse pour nous, c’est celle de la pluralité des modes d’expression de la ruralité contemporaine contrairement à la ruralité d’autrefois qui se caractérisait par son homogénéité. D’où l’idée de capturer cette pluralité à partir d’un concept comme celui de “système rural”. [9] Une autre hypothèse d’ailleurs évoqué plus haut, c’est que cette pluralité nous donne des ruralités plus différentes entre elles que la différence entre la ruralité dans son ensemble et l’urbanité. Finalement, en s’inspirant des perspectives théoriques offertes par la théorie de la structuration sociale de Giddens, on peut faire l’hypothèse que si la ruralité existe dans modernité avancée, elle doit pouvoir apparaître comme un fait social structurant, c’est-à-dire que nous pourrons, dans un territoire reconnu comme rural, tenter de découvrir, par un long travail de décryptage, les règles et les ressources (et notamment les règles implicites) dont se servent les acteurs pour structurer leur monde et lui donner une référence identitaire rurale. Et comme la ruralité est plurielle, un type de ruralité donné devrait produire un système de règles spécifiques et différentes d’un autre type de ruralité.

Actuellement, pour entreprendre ce long travail d’étude “anthropologique” de la ruralité, nous tentons de voir les variations discursives des acteurs de développement de trois territoires ruraux québécois sous trois dimensions: le diagnostic du territoire, l’identité rurale, et les stratégies de développement. Sous la dimension diagnostic, nous tentons de voir si ces acteurs ont une représentation congruente avec celles qui circulent, soit celles qui émergent des statistiques officielles ou celle produite par des institutions régionales comme les MRC dans le cadre des schémas d’aménagement. Par exemple, la MRC des Basques, un des trois territoires à l’étude, présente une ruralité qui peut être considéré comme une ruralité agricole. Cela se confirme dans les profils statistiques, dans le discours mercéen, et cela s’est confirmé dans notre série d’entretiens. Le second territoire typique d’une ruralité forestière, c’est celui de la MRC de Maria Chapdeleine (au Lac Saint-Jean) où les acteurs de développement se retrouvent volontiers dans cette image forestière. Notre troisième territoire, c’est celui de la MRC de Charlevoix-Est, a été retenu comme un cas exemplaire de la ruralité touristique ou récréo-touristique.

Le second thème de l’identité rurale du territoire n’est pas facile faire aborder par les personnes interrogées, soit d’un côté des élus impliqués dans des instances représentatives, et de l’autre des professionnels du développement occupant différents postes des ces MRC. Par exemple, l’actuelle mairesse de la petite ville de Trois-Pistoles, la seule ville d’importance de la MRC des Basques, admet sans trop hésiter qu’à tout bien penser, la ville de Trois-Pistoles est “une ville rurale” à l’instar de tout son milieu. Pendant ce temps, le maire de Clermont et préfet de la MRC de Charlevoix-Est nous déclare sans hésiter qu’à son avis, ce territoire est plutôt urbain, près de 70% de la population vivant dans la vallée de Rivière Malbaie dans une zone urbanisée allant justement de Clermont à la ville de La Malbaie. Pourtant, pour la plupart des Québécois les paysages de Charlevoix sont les meilleures images d’Épinal de la ruralité québécoise.

C’est sans doute par l’étude des stratégies de développement territorial que les éléments de structuration (règles tacites et ressources) de ces différentes réalités vont commencer à se manifester. Nous sommes encore loin d’une identification précise des règles de structuration de la ruralité dont il faut postuler quelles ne sont pas celles des systèmes urbains. Mais une première série d’entretien aura permis de voir comment les stratégies développement pensés pour ces territoires ruraux sont différentes entre ces trois systèmes ruraux et comment, et c’est là tout l’intérêt de cette approche pour nous, ces stratégies nous informent en quelque sorte des représentations sous-jacentes de la ruralité et qui lui donne tout leur sens. Par exemple, dans la MRC des Basques qui a connu de grandes difficultés avec la perte soudaine de centaines d’emplois avec la fermeture d’une grande usine laitière régionale, on mise sur le développement local et les PME soutenu par leurs communautés. En dix ans, par ces nouvelles petites entreprises, les emplois perdus ont été recupérés. Mais on sait que ces petites entreprises ne vont jamais, elles, fermer tout d’un coup. La représentation sous-jacente de la ruralité met ici l’emphase sur la vitalité des communautés comme milieux d’une grande qualité de vie, sur la qualité de main-d’œuvre rurale sans négliger une dimension environnementale avec un volant d’entreprises culturelles qui émergent actuellement à Trois-Pistoles.

À l’opposé dans le modèle typique de la ruralité forestière dans la MRC Maria-Chapdelaine, si on croit aux vertus du développement local et des PME, on se demande si ce ne sont pas des solutions de pauvres pour des régions pauvres. Dolbeau et sa région, c’est le lieu typique des hauts salaires versés par les grandes sociétés qui transforment le bois des forêts. Il en découle une ruralité qui intègre une grande part de la mentalité ouvrière, mais la mentalité de la couche ouvrière la mieux payée. La représentation rurale sous-jacente à cette stratégie qui mise toujours sur la grande entreprise exploitant les ressources naturelles en est une qui voit encore le rural comme un réservoir de ressources naturelles avec un souci pour la perennité et la gestion rationnelle qui est plutôt naissant. On peut alors dire qu’il y a une représentation utilitariste du rural où il est principal vu comme une ressource à explpoiter.

La MRC de Charlevoix-Est, typique de la ruralité récréo-touristique, nous a surprise à plus d’un titre. D’abord, c’est le seul de nos trois territoires où des différences se manifestent entre l’identité territoriale telle qu’elle se manifeste dans les statistiques socio-économiques et celles affichées dans la littérature mercéenne et dans les entretiens auprès des acteurs de développement.

En fait, tout tient à l’interrogation que plusieurs acteurs se posent autour de la stratégie de développement touristique en regard du bilan économique que l’on peut se donner de ce territoires. Au moment de nos entretiens, à l’automne 1998, les points de vue sur la situation réelle étaient fort disparates. D’un côté, tout allait bien avec le tourisme, le Casino et ses investissements, quelques nouvelles PME. De l’autre, on parlait des centaines d’emplois perdus à la grosse usine papetière de la Donohue de Clermont, de la précarité et des mauvaises conditions de travail et de rémunération dans l’industrie touristique, tout cela engendrant une paupérisation grandissante, une misère qu’on s’évertuait à cacher derrière la belle carte postale. Donc, au niveau des stratégies, il n’y pas de consensus, certains acteurs étant toujours convaincu de la pertinence de la stratégie récréo-touristique, d’autres la remettant en cause. L’image sous-jacente de la ruralité est donc peu consensuelle, d’un côté, c’est la ruralité comme espace de récréation à consommer par les clientèles urbaines, de l’autre, on s’accroche à l’idée d’une possible regénération du tissu socio-économique des milieux par une plus grande diversification de la base économique. Pour ce faire, on va en appeler aux ressorts de vitalité sociale que recèlent les petites collectivités, la base même de la ruralité.

 

Type de système rural et représentation de la ruralité 

Ruralité agricole: un discours rural axé sur la dimension sociale de la ruralité, sur la qualité de la vie, sur la vitalité des communautés rurales et sur l’efficience des stratégies de développement local. Un discours agri-ruraliste mettant l’accent sur la dimension sociale de la ruralité

Ruralité forestière: un discours rural axé sur une vision de la ruralité comme un réservoir de ressources primaires à exploiter pour créer de la richesse, des emplois avec l’émergence d’une faible sensibilité écologique. Un discours utilitariste mettant l’emphase sur la dimension économique.

Ruralité récréo-touristique: un discours rural axé sur la dimension paysagère de la ruralité. Le paysage est vu comme une “aménité” rurale qui être la base de son développement. Eléments d’une vision urbaine esthétique de la campagne. Un discours hédoniste valorisant la dimension culturelle de la ruralité.

 

 

Nos premières investigations, dans le cadre de cette étude sur la recomposition des systèmes ruraux dans la modernité avancée trop rapidement relatées ici, semblent confirmer certaines intuitions initiales sur le processus de différenciation des territoires ruraux, lequel serait d’ailleurs un des traits majeurs de l’évolution récente de notre ruralité. Selon le type de territoire, il semble bien que le mode de structuration sociale de la ruralité soit fort différent et distinct. À bien y penser, cela est cohérent avec une certaine sociologie qui accorde un poids important à l’environnement et aux structures économiques sur les modes d’être et d’agir et donc sur les représentations sociales.

Par ailleurs, pour nous le travail sociologique consiste à étudier comment les différents groupes sociaux définissent ou construisent les diverses réalités sociales. Une réalité sociale comme la ruralité n’existe pas en dehors des processus discursifs de construction sociale de cette objet en réalité signifiante. La ruralité est donc une construction sociale et il s’agit alors de comprendre comment cette réalité est produite socialement. Or, ce qui est frappant avec cette recherche, et cela s’est présenté en cours de route, nous avons découvert que nos trois terrains de recherche correspondant à trois types de ruralités (agricole, forestière et récréo-touristique) se donnait une référence rurale pratiquement identique à trois représentations du ruralité contemporaine que le sociologue hollandais Frouws a mis à jour dans le cas des Pays-Bas. La MRC des Basques, on retrouve un discours agri-ruraliste mettant l’accent sur la dimension sociale de la ruralité. Dans le territoire rural forestier de la MRC Maria Chapdelaine, le discours utilitariste mettant l’emphase sur la dimension économique est largement présent et, finalement, dans Charlevoix, le discours hédoniste valorisant la dimension culturelle de la ruralité est très répandu. Cette typologie est proposé par Jaap Frouws [10] pour décrire les discours ruraux aux Pays-Bas et elle s’applique plutôt bien à la réalité québécoise.

On peut alors montrer que les populations rurales ont peu de contrôle sur l’opinion publique; elles ne s’expriment guère, elles n’exercent guère leur droit de parole. Participant faiblement au processus de construction sociale de la ruralité en notion ayant un sens, elle se trouve à vivre quotidiennement une réalité qui est globalement définie par d’autres. Ce qui entraîne souvent de la dissonance; par exemple, au moment où on valorise la dimension paysagère du rural, comment les ruraux peuvent-ils apprécier une telle dimension d’un environnement qui n’arrive plus, pour plusieurs d’entre eux à les faire vivre. Ou encore, au moment où on découvre la valeur environnementale de la ruralité, pour les ruraux, voilà un trait de la civilisation rurale qui intrinsèque à leur culture car c’est le respect de cet environnement qui a assuré leur survie depuis des siècles. Nous sommes ainsi conduit à prendre en compte les systèmes de représentation qui s’ajustent aux changements structurels ou qui semblent souvent les devancer au point qu’on peut se demander si la dimension symbolique n’est pas aussi puissante pour engendrer le changement social que les révolutions économiques et technologiques.

Il arrive souvent que ce qui change, ce n’est pas tant la réalité elle-même que notre nos représentations de cette réalité mais on sait que les représentations font partie de la réalité elle-même. Par rapport à la ruralité, ce phénomène est particulièrement vrai: de nouvelles formes d’occupation des territoires ruraux se sont mis en place mais nous sommes mal outillés pour se rendre compte de cette mutation silencieuse.

 

Conclusion

Une mutation silencieuse: les nouvelles formes d'occupation des territoires ruraux

L’occupation de l'espace rural a été une préoccupation socio-politique importante ces dernières décennies, de la fonction géopolitique d'occupation de l'espace national par les collectivités rurales. Mais pendant qu'on pensait au repeuplement et à la lutte contre l'exode rural, de nouveaux rapports à l'espace, tant rural qu'urbain, se sont mis en place. Prenons une carte du Québec, examinons le cadastre d'une municipalité et les titres de propriétés. On verra immanquablement qu'une bonne partie des gens qui paient des taxes locales ne tiennent pas "feu et lieu" en permanence. Plusieurs familles classées spontanément urbaines ont une double résidence à la ville et à la campagne. Assez pour causer pas mal d'embêtements au Directeur général des élections car la double résidence n'autorise par le double vote. Et la situation se complique par des alternances qui dépassent les commutations de fin de semaine pour se jouer sur l'espace d'une vie qui peut se caractériser par plusieurs allers-retours entre la ville et la campagne. [11]

Notre conception de ce qu'est l'occupation de l'espace en milieu rural doit être revue en profondeur. Les formes de cette occupation des territoires ruraux ont radicalement changé depuis un demi-siècle et il faut en prendre la mesure. La notion de “forêt habitée” est certainement un concept utile ici car se trouve désignée par cette notion non seulement le rôle incommensurable de la forêt dans la ruralité québécoise, rôle trop négligé dans nos propres travaux, nous en convenons, mais aussi tous ces autres usages et pratiques de la forêt qui contribuent à façonner des modes d'occupation originaux de ces territoires. Ainsi, à l'échelle d'une vie, pour un nombre de plus en plus grands de gens, l'identité rurale ou urbaine se brouille. Par le jeu des alternances travail-loisir, de l'habitat, par une sorte d'occupation diffuse de nos immenses massifs forestiers, une nouvelle conception de l'occupation du territoire rural émerge. Et quand les ruraux parlent d'occuper le territoire, il désigne l'occupation permanente de celui qui y tient feu et lieu. Au même moment, le territoire est souvent loin d'être abandonné car il y a un ou des propriétaires publics ou privés, des modes de mise en valeur, un empreinte, bien légère ou occasionnelle, saisonnière, mais non moins réelle, de la présence humaine. Un peu partout dans le monde occidental, on observe ce glissement vers la conception de la ruralité comme espace récréo-touristique pour une population urbanisée. Et plusieurs expériences de revitalisation rurale ont misé avec succès sur ces opportunités inédites.

Derrière ces nouvelles pratiques d'occupation des territoires ruraux, il y a la montée en puissance de la conception de la ruralité comme environnement. La nouvelle identité du rural qui prend forme avec cette association entre le monde rural et l'environnement n'est pas sans ambiguïtés. Par ailleurs, nous retrouvons ici une proposition provocante et stimulante que Jean Renard a l’art de mettre au jour; ce qui est en cause ici, c’est bien “oser le désert”, c’est-à-dire oser penser la vie sociale des pays de faible densité non comme une situation pathologique mais une situation normale.

 

Références bibligraphiques

Croix Nicole (texte réunis sous la direction de). Des campagnes vivantes. Un modèle pour l’Europe? Mélanges offert au Professeur Jean Renard, Igarun et Cestan, Nantes, 2000.

Frouws, Japp. dans Sociologia Ruralis, 1998.

Jean, Bruno, “La lutte au dépeuplement rural: la ruralité face au défi démo­graphique”dans Rebâtir les campagnes, Trois-Pistoles, Editions Trois-Pistoles,. 1997.

Jean, Bruno. “Les espaces ruraux en mutation. Vers un typologie des dynamiques rurales” dans Géographie sociale (12), 1992 (Actes du colloque Quelles campagnes pour demain, Rennes, février 1991.

Jean, Bruno. Territoires d‘avenir. Pour une sociologie de la ruralité, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1997.

Jean, B., J. Chevalier, J-L. Klein et N. Sztokman, (sous la direction de), De la Loire au Saint-Laurent.Des régions rurales face aux recompositions socio-territoriales, Rimouski-Chicoutimi-Nantes, co-édition GRIDEQ / GRIR / CNRS (URA 915), 1991.

Jollivet, Marcel et Mathieu, Nicole (sous la direction de). Du rural à l'environnement. La question de la nature aujourd’hui Paris, L'Harmattan, 1989.

Journée régionale de l’ARF, Comment les ruraux vivent-ils et construisent-ils leur(s) territoire(s) aujourd’hui?, Toulouse, Maison de la recherche, Université de Toulouse Le Mirail, 1998.

Kalaora, Bernard. Au-delà de la nature, l’environnement, Paris, L’Harmattan, 1998.

 

 

[1] Cette idée est reprise de mon livre sur la ruralité québécoise, voir: Bruno Jean, Territoires d‘avenir. Pour une sociologie de la ruralité, Québec, Presses de l’Université du Québec, 1997.

[2] Notons ici que la notion française de “ruraliste” ne fait pas sens dans la langage anglaise étatsunienne comme dans la langue française québécoise. Comme le ruralisme y désigne un idéologie rétrograde (et des idées politiques plutôt à droite), les intellectuels ne peuvent s’autoproclamer “ruralistes” comme on peut le voir avec l’ARF en France (Association des ruralistes français).

[3] Voir le livre qui porte d’ailleurs ce titre: Jollivet, Marcel et Mathieu, Nicole (sous la direction de), Du rural à l'environnement. La question de la nature aujourd’hui Paris, L'Harmattan, 1989.

[4] Voir son livre Au-delà de la nature, l’environnement, Paris, L’Harmattan, 1998.

[5] Nous faisons allusion ici au titre de la traduction française de l’ouvrage de Everett C. Hughes, Cantonville, une étude de l’urbanisation de la société québécoise par une monographie d’un anthropologue de l’Ecole de Chicago. Cette monographie d’une ville moyenne, véritable “boum town” de l’après-guerre, décrit bien cette rencontre des ruraux et des urbains et le processus culturelle de l’urbanisation de la culture rurale.

[6] Voir: Jean, Bruno, “Les espaces ruraux en mutation. Vers un typologie des dynamiques rurales” dans Géographie sociale (12), 1992 (Actes du colloque Quelles campagnes pour demain, Rennes, février 1991; cette revue est publiée par le Centre de Publications de l’Université de Caen.

[7] Voir Jean, B., J. Chevalier, J-L. Klein et N. Sztokman, (sous la direction de), De la Loire au Saint-Laurent. Des régions rurales face aux recompositions socio-territoriales, Rimouski-Chicoutimi-Nantes, Co-édition GRIDEQ / GRIR / CNRS (URA 915), 1991.

[8] Association des ruralistes français, Journée régionale de l’ARF, Comment les ruraux vivent-ils et construisent-ils leur(s) territoire(s) aujourd’hui?, Toulouse, Maison de la recherche, Université de Toulouse Le Mirail, 1998.

[9] Nous nous inspirons ici des travaux du Groupe de travail sur les “systèmes ruraux durables” de l’UGI animé par Christopher Bryant et Ian Bowler. Voir: Par ailleurs, un volet de notre démarche consistait aussi à développer un cartographie des différents systèmes ruraux présente au Québec. Sous notre direction, un candidat au Doctorat en développement régiuonal, Stève Dionne, a fait quelques travaux en sens et ils sont maintenant visible sur le site Internet de l’Atlas du Bas Saint-Laurent, voir: http://www.uqar.uquebec.ca/atlasbsl/index.htm.

[10] Voir Frouws, Japp. dans Sociologia Ruralis, 1998.

[11] Jean, Bruno, “La lutte au dépeuplement rural: la ruralité face au défi démographique » dans Rebâtir les campagnes, Trois-Pistoles, Editions Trois-Pistoles, 1997.